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Les tensions sur le marché du travail

Lors des Rendez-vous de Grenelle du 11 décembre 2018, Selma Mahfouz, directrice de la Dares, a présenté la conjoncture du marché du travail du 3e trimestre 2018. Ensuite, un focus sur les tentions sur le marché du travail a été proposé.

La hausse des difficultés de recrutement déclarées par les entreprises dans un contexte où le taux de chômage reste relativement élevé par rapport à la moyenne européenne relance la question des tensions sur le marché du travail. Une analyse croisant de nombreux indicateurs fait apparaître deux situations de tensions sensiblement différentes. D’une part, on trouve des métiers où les besoins de recrutement de la part des entreprises sont importants et coexistent avec un nombre important de chômeurs, souvent peu qualifiés et avec une forte rotation de la main d’œuvre (cuisiniers, ouvriers du bâtiment…). D’autre part, on trouve des métiers plutôt qualifiés, avec des besoins de recrutements également forts, mais où le nombre de demandeurs d’emploi est faible, et où la problématique semble plutôt liée à la qualification (ingénieurs de l’informatique, techniciens de l’électricité…).

Les difficultés de recrutement augmentent malgré un taux de chômage relativement élevé

Au cours des trois dernières années, le marché du travail français a été relativement dynamique : plus de 500 000 emplois ont été créés, le nombre de déclarations d’embauches a fortement augmenté, et les indicateurs de demande de main-d’œuvre des entreprises indiquent une croissance importante. Les projets de recrutement mesurés par l’enquête Besoin de main-d’œuvre de Pôle Emploi ont ainsi crû de plus de 30 % entre 2015 et 2018.

Dans le même temps, le taux de chômage a diminué, mais reste cependant à un niveau élevé (9,1 %). Dans le même temps, le nombre d’entreprises déclarant rencontrer des difficultés de recrutement a sensiblement augmenté depuis 2016, dans tous les secteurs d’activité (graphique 1). Lorsqu’on les interroge spécifiquement dans les enquêtes de conjoncture sur les barrières à l’embauche qu’elles peuvent rencontrer, les entreprises citent l’indisponibilité de main-d’œuvre compétente comme raison principale de leurs difficultés à embaucher.

Il semble donc exister un problème d’ajustement entre l’offre et la demande de travail en France, avec la coexistence d’une demande de travail de la part des entreprises qui croît et d’une main-d’œuvre disponible relativement importante. La théorie économique propose de nombreux mécanismes qui peuvent expliquer de tels problèmes d’ajustement entre l’offre et la demande de travail : inadéquation de la qualification de la main-d’œuvre, niveaux de salaires proposés trop bas, problèmes de mobilité, etc. Le simple accroissement du nombre de recrutements, qu’il soit lié à de fortes créations d’emploi ou dans certains secteurs, à un fort turnover sur des contrats courts, peut également créer des tensions ou frictions et contribuer à augmenter les difficultés de recrutement. Pour identifier au mieux les différentes causes potentielles de ces problèmes d’ajustements, il convient ainsi d’analyser finement les tensions, a minima secteur par secteur ou métier par métier.

 

Graphique 1 : difficultés de recrutement par secteur

Deux situations de tensions très différentes

Une analyse des données croisant de nombreux indicateurs de demande de travail (nombre de projets de recrutement, nombre de postes vacants…) et d’offre de travail (nombre de chômeurs ou de demandeurs d’emploi…) pour chaque métier illustre bien la diversité et la complexité des situations.
En particulier, deux situations, toutes deux problématiques en termes d’ajustement, mais pour des raisons
sensiblement différentes, se détachent (graphique 2) :

  • La première correspond à des métiers pour lesquels les besoins de recrutement sont élevés, et le vivier de main-d’œuvre disponible est réduit (coin en haut à gauche du graphique 2). Il s’agit notamment de métiers qualifiés, de cadres ou de techniciens, dans des secteurs en croissance, comme les ingénieurs de l’informatique ou les techniciens de l’énergie. Le mauvais ajustement du marché du travail sur ces métiers pourrait notamment être lié à des problématiques de qualification.
     
  • La seconde situation de tension correspond à des métiers pour lesquels les besoins de recrutement sont également élevés, mais le vivier de main-d’œuvre est plus important (coin en haut à droite du graphique 2). Il s’agit souvent de métiers moins qualifiés, dans des secteurs comme le bâtiment, les services aux particuliers ou l’hôtellerie-restauration.

Graphique 2 : analyse de l’inadéquation entre offre et demande de travail en 2017

Graphique 3 : caractéristiques de différents métiers

En regardant spécifiquement quelques métiers, on confirme effectivement des différences importantes entre les deux situations identifiées (graphique 3).

  • Les métiers avec une demande de travail forte et un vivier important de main-d’œuvre potentielle (en vert sur le graphique 3) ont effectivement à la fois un nombre de projets de recrutement et un nombre de demandeurs d’emploi importants relativement à la taille du secteur. Les conditions de travail y sont souvent plus difficiles, avec par exemple l’existence de contraintes physiques ou des tâches répétitives, et la stabilité de l’emploi semble moindre, avec une part plus importante de CDD et un taux de rotation plus important.
     
  • Les métiers avec une demande forte de la part des employeurs et peu de main-d’œuvre disponible (en rouge sur le graphique 3) ont au contraire une part de CDD dans les embauches inférieure à la moyenne, et un taux de rotation plus faible. Le nombre de demandeurs d’emploi relativement au nombre de salariés y est très inférieur à la moyenne. Ce sont les métiers qui correspondent à la définition standard des métiers en tension, qui consiste à rapporter le nombre d’offres d’emploi au nombre de demandeurs d’emploi.

Par ailleurs, pour les deux catégories, les employeurs semblent identifier relativement bien les tensions : ces derniers anticipent en effet plus de recrutement difficiles dans les métiers en tension que pour la moyenne de l’ensemble des métiers.

Les problèmes d’ajustement entre offre et demande évoluent au cours du temps

Une partie des problèmes d’ajustement entre l’offre et la demande de travail provient donc de frictions conjoncturelles qui peuvent potentiellement se résoudre au cours du temps. Sur les métiers examinés ci-dessus, on constate par exemple que le désajustement semble plutôt s’accentuer pour les métiers où demande des entreprises est forte, mais avec un vivier important (en vert), puisque leur position évolue vers le coin supérieur droit du graphique. Pour les métiers avec des tensions plutôt liées à la qualification (en rouge), la situation s’était plutôt améliorée jusqu’en 2016, mais les tensions semblent augmenter en 2017.

Graphique 4 : évolution de la position des métiers dans l’analyse de l’inadéquation entre offre et demande de travail

Les tensions et les difficultés de recrutement des entreprises peuvent provenir de situations sensiblement différentes :
d’un côté, par exemple, des métiers à fort turnover et devant recruter souvent, avec parfois des conditions de travail difficiles, ce qui crée des tensions liées avant tout à la quantité des recrutements à effectuer, alors que le vivier de candidats potentiels disponibles existe ; de l’autre des métiers en expansion, souvent plus qualifiés, où le vivier de candidats potentiels est plus réduit, et où les tensions proviennent davantage de la difficulté à trouver une main-d’œuvre qualifiée disponible.

Parole d’expert : Christine Erhel, professeure d’économie au Conservatoire national des arts et métiers

Pour comprendre le phénomène des tensions sur le marché du travail, il convient avant tout de pouvoir les mesurer, et de pouvoir le faire de manière satisfaisante. L’idée générale est de dire qu’en France, on observe plutôt une tendance à l’augmentation des tensions sur le marché du travail, telles quelles sont déclarées par les entreprises. Mais c’est un constat qui doit être nuancé pour plusieurs raisons :

  1. la première raison repose sur le fait que cette augmentation des besoins de recrutements déclarés par les entreprises est le signe d’une conjoncture économique plutôt favorable ;
  2. la deuxième raison est plus générale. Le phénomène se retrouve dans les autres pays européens, et la France suit la tendance, en se situant même en-dessous de la moyenne de l’Union européenne. Elle n’est pas le pays où le niveau de ces besoins de recrutements non pourvus est le plus élevé ;
  3. la troisième raison, enfin, vient des indicateurs eux-mêmes, dont ceux de Pôle Emploi. Ils permettent de relativiser le phénomène et montrent un marché du travail plutôt dynamique sur lequel un très grand nombre d’offres de travail aboutissent – 2,9 millions d’offres publiées ont conduit à une embauche en 2017.

Un autre point de vue est de dire que l’approche du phénomène doit se faire sur plusieurs indicateurs, plusieurs enquêtes. On citera par exemple le Baromètre trimestriel BPI France Lelab/Rexecode, l’Enquête BMO, l’Enquête ACEMO, etc.

Enfin en matière d’intervention des politiques économiques, les difficultés de recrutement correspondent à des situations différentes :
- la première concerne les entreprises qui peinent à recruter à des postes qui demandent des qualifications élevées (ingénieurs, informaticiens) parce qu’il y a que peu de candidats. La solution est de former des gens pour avoir une main d’œuvre qui répondra à ces offres d’emploi.
- la seconde situation est celle des entreprises qui proposent des postes qui ne sont pas suffisamment attractifs (faibles rémunérations, pénibilité, conditions de travail difficiles, etc.). Dans ces cas, la solution n’est pas la même. Il ne suffit pas de former des gens mais plutôt de favoriser une meilleure qualité des emplois dans ces secteurs ou ces professions concernés par des difficultés de recrutement. Souvent ces éléments sont corrélés avec les difficultés de recrutement et on ne voit pas de réelles tentatives pour améliorer cela. En revanche, certains secteurs font des efforts. Ainsi le bâtiment ou les services à domicile ont eu des réflexions sur le sujet de l’attractivité des emplois…mais c’est encore insuffisant.

Christine Erhel, professeure d’économie au Conservatoire national des arts et métiers