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L'impact des conditions de travail sur la santé : une expérience méthodologique

L’intensification du travail peut déboucher sur des infra-pathologies ou des pathologies liées au stress, des accidents du travail ou des maladies d’origine professionnelle.

L’identification des caractéristiques pathogènes de l’organisation du travail est donc un élément important du diagnostic permettant de fonder d’éventuelles politiques de prévention.

Toutefois cette identification pose de délicats problèmes méthodologiques. En effet, la description de l’organisation du travail repose le plus souvent sur les déclarations, par nature subjectives, des salariés interrogés par questionnaires. En outre les affections sont en général d’origine pluri-factorielle, des décalages temporels peuvent exister entre exposition au risque et déclenchement de la pathologie, etc…

L’identification épidémiologique correcte des liens entre travail et santé suppose que ces facteurs de confusion soient identifiés par l’enquête et inclus dans les modèles étiologiques. Cela suppose une interrogation détaillée de l’individu sur sa vie personnelle (et les facteurs de risque personnels), son histoire médicale et professionnelle, et de préférence une interrogation répétée dans le temps (étude longitudinale).

La présente étude est issue d’une controverse qui s’est déroulée en 2000 au sein du Comité scientifique de l’enquête SUMER à propos de la légitimité de l’inclusion dans le questionnaire de questions sur l’autoévaluation par les salariés de leur santé, de douleurs et troubles du sommeil. Il s’agissait de savoir si en analysant les liens travail-santé à l’aide d’un outil comme l’enquête SUMER (enquête transversale qui ne remplit aucune des conditions ci-dessus, car elle est destinée à un autre objet : la description des risques professionnels), on courrait le risque de commettre de graves contresens, et lesquels.

L’objectif de cette étude est d’éclairer cette question à l’aide d’une « expérience statistique ».

On dispose en effet d’une autre enquête qui remplit a priori les conditions exigeantes décrites ci-dessus : l’enquête ESTEV « Travail, Vieillissement, Santé ». Cette enquête permet de modéliser de manière détaillée les impacts du travail sur la santé, en mettant notamment en oeuvre des régressions économétriques qui prennent en compte la dimension inter-temporelle de la santé au travail.. « L’expérience statistique » a consisté à évaluer dans quelle mesure l’omission simultanée de trois groupes de variables - facteurs de risque personnels, expositions passées et historique médical -, est susceptible de biaiser gravement les estimations des liens entre caractéristiques actuelles du travail et santé. L’exercice a consisté à comparer systématiquement les performances des modèles dits « naïfs », expliquant la prévalence des troubles de santé par les seules expositions actuelles des salariés, avec des modèles plus rigoureux au plan théorique, incluant un historique de certaines expositions professionnelles passées (modèles statiques rétrospectifs), ou étudiant non plus la prévalence mais l’incidence des troubles en fonction soit de l’exposition à la date initiale (modèles longitudinaux standards), soit de l’évolution de l’exposition (modèles dynamiques).

Le premier résultat concerne le faible impact de la prise en compte des facteurs de confusion comme la consommation d’alcool et de tabac, les modes de vie des personnes ou leur historique médical : les corrélations entre la santé et les expositions actuelles mises en évidence par les modèles naïfs n’en sont pratiquement pas modifiées. Cela ne signifie bien sûr pas que ces facteurs sont sans effets sur la santé des personnes mais que les effets des facteurs professionnels et des facteurs personnels jouent de façon largement indépendante. Autrement dit, la non-prise en compte des facteurs personnels ne biaise pratiquement pas l’évaluation des liens entre expositions et santé, du moins sur l’échantillon ici étudié.

Le deuxième résultat concerne la prise en compte de l’historique des expositions aux risques professionnels. Là encore, la plupart du temps, elle n’invalide pas les enseignements des modèles naïfs sur les liens entre travail et santé, et la grande majorité (plus de 8 sur 10) des liens significatifs dans les modèles naïfs le demeurent dans les modèles rétrospectifs ; en revanche ces derniers apparaissent plus performants, et près du tiers des liaisons significatives qu’ils permettent d’identifier n’apparaissaient pas dans les modèles naïfs.

Un troisième résultat concerne la comparaison entre modèles naïfs et modèles longitudinaux. Si - comme on pouvait s’y attendre - les modèles naïfs ne sont d’aucune utilité pour rendre compte des effets différés des expositions professionnelles sur la santé en ce qui concerne les pathologies lourdes (maladies du système respiratoire, nerveux, génito-urinaire, cancers…), en revanche leurs indications ne sont pas démenties - et sont mêmes le plus souvent confirmées - par l’analyse dynamique pour ce qui concerne les infra-pathologies, les troubles psychiques et musculo-squelettiques. Autrement dit il n’apparaît pas abusif d’interpréter en termes de causalité des corrélations statiques observées entre certains risques professionnels (notamment les risques liés à l’organisation du travail) et certaines (infra)pathologies, tout en faisant preuve d’une nécessaire prudence.

Le quatrième résultat concerne les mérites respectifs des modèles « standard » et « dynamiques »1 . Pour ce qui concerne les (infra) pathologies liées au stress (troubles psychiques ou musculo-squelettiques), les modèles standard semblent sous-performants, dans la mesure où ils sous-estiment nettement l’impact des expositions sur les troubles de santé. Leur utilisation exclusive risque donc d’occulter les conséquences de court terme des conditions et de l’organisation du travail sur la santé des personnes. L’explication tient probablement à la plus grande réversibilité des troubles en cas de disparition de l’exposition, phénomène que le modèle standard tend à confondre avec une corrélation négative entre l’exposition et le trouble.

  • 1Rappelons que l’incidence d’un trouble de santé entre deux dates est expliquée dans les premiers modèles par l’exposition à la date initiale, dans les seconds par l’évolution de l’exposition entre les deux dates.