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Quelle relation entre difficultés de recrutement et taux de chômage ?

La courbe de Beveridge en France et dans les autres pays européens

Sommaire
Comment qualifier la qualité de l’appariement entre l’offre et la demande sur le marché du travail français ? À quels facteurs attribuer l’accroissement des tensions qui prévalait avant la crise sanitaire ?

Suite à la levée des contraintes sanitaires, le marché du travail français semble retrouver sa situation d’avant crise : les difficultés de recrutement déclarées par les entreprises dans les enquêtes de conjoncture rejoignent leurs niveaux pré-crise dans la plupart des secteurs et les taux de chômage de mi-2021 et fin 2019 sont similaires. Cette situation est-elle spécifique à la France ? Mi-2021, comment qualifier la qualité de l’appariement entre l’offre et la demande sur le marché du travail français? À quels facteurs attribuer l’accroissement des tensions qui prévalait avant la crise sanitaire ?

Avec la levée des contraintes sanitaires, les difficultés de recrutement et le taux de chômage retrouvent leur niveau d’avant-crise dans la plupart des pays européens

Fin 2019, la situation du marché du travail était particulièrement favorable dans la zone euro : le taux de chômage, à 7,5 %, s’établissait au plus bas depuis dix ans (graphique 1) et la part des entreprises signalant des pénuries de main-d’œuvre (c’est-à-dire la part des entreprises contraintes dans leur production) atteignait un niveau inédit dans la plupart des pays (graphique 2). Avec la crise sanitaire et la mise à l’arrêt de l’activité, les embauches ont fortement reculé, tout comme les pénuries de main-d’œuvre. Toutefois, le déploiement de puissants soutiens publics, en particulier les dispositifs de chômage partiel (graphique 3), a permis d’atténuer les effets de la crise sur le marché du travail.

Avec la levée des contraintes sanitaires, le marché du travail semble retrouver sa situation d’avant crise dans la plupart des pays européens : les pénuries de main-d’œuvre, déclarées par les entreprises dans les enquêtes de conjoncture, augmentent nettement et le taux de chômage s’établit à 7,5 % en août dans la zone euro, soit son niveau de fin 2019 (graphique 1).

La France ne fait pas exception. Le chômage s’établit à 8,0 % au deuxième trimestre 2021 (contre 8,1 % fin 2019). En outre, la part des entreprises qui signalent des difficultés de recrutement est en forte hausse en juillet, retrouvant des niveaux proches de ceux d’avant crise dans la plupart des secteurs d’activité (graphique 4), sauf pour les matériels de transports et, dans une moindre mesure, l’agroalimentaire et les transports (annexe A).

En France, après une période de dégradation, la qualité de l’appariement entre l’offre et la demande de travail est similaire mi 2021 à celle de fin 2019

Pour représenter le lien entre les difficultés de recrutement et le chômage, les économistes utilisent « la courbe de Beveridge ». Elle renseigne sur la qualité de l’appariement entre l’offre et la demande de travail, à partir d’une relation entre besoins de recrutement et chômage. Elle permet ainsi de distinguer les changements conjoncturels, qui se traduisent par des déplacements le long de la courbe, des changements structurels qui correspondent à des déplacements de la courbe elle-même.

En période de forte croissance, le taux de chômage est bas et les tensions sur le marché du travail sont fortes ; les entreprises cherchent à recruter mais l’offre de travail est inférieure à la demande. C’est une situation où les pénuries de main-d’œuvre sont élevées. Inversement, en période de récession, le taux de chômage est élevé et les tensions sur le marché du travail sont basses ; l’offre de travail étant supérieure à la demande, il est donc plus facile pour un employeur d’embaucher. Le risque de pénurie de main-d’œuvre se trouve réduit.

Ce lien négatif entre les pénuries de main-d’œuvre (ou les vacances d’emploi) et le taux de chômage se représente graphiquement par une courbe de Beveridge (Figure E1). L’économie se situe dans le cadran en haut à gauche en période d’expansion et en bas à droite en période de contraction ; les fluctuations conjoncturelles correspondent à un simple déplacement le long de cette courbe.

Les changements structurels conduisent à des déplacements de la courbe elle-même. Un glissement vers « l’extérieur » de la courbe (i.e. vers le cadran en haut à droite), à savoir une augmentation des tensions à niveau de chômage donné, informe d’une persistance anormalement élevée des vacances d’emploi. Ce phénomène correspond à une détérioration de la qualité de l’appariement entre l’offre et la demande de travail (ou encore à une hausse du chômage structurel1 ).

Figure E1 | La courbe de Beveridge

  • 1Pour une analyse plus détaillée de cette relation, voir : La courbe de Beveridge dans la zone euro depuis la crise : une hausse du chômage structurel depuis 2010, Bulletin de la Banque de France, N° 198, 4e trimestre 2014 : https://entreprises.banque-france.fr/sites/default/files/media/2016/12/05/bulletin-de-la-banque-de-france_198_8_courbe-beveridge.pdf

Plusieurs indicateurs peuvent être retenus pour rendre compte des besoins de recrutement (emplois vacants, difficultés de recrutement, pénuries de main-d’œuvre, etc.) et de la main-d’œuvre inoccupée (taux de chômage éventuellement augmenté des chômeurs découragés ou temporairement indisponibles qui forment le « halo » autour du chômage).

Au premier trimestre 2020, les besoins de recrutement diminuent brutalement avec le début de la crise sanitaire (graphique 5). Cette dernière va fortement modifier les comportements d’activité, notamment parce que les personnes en recherche d’emploi sont contraintes d’arrêter leurs recherches pendant les confinements. Dans ce contexte, au deuxième trimestre 2020, la baisse des besoins de recrutement se poursuit et elle s’accompagne d’une forte hausse du chômage augmenté du halo, comme cela est traditionnellement le cas en période de récession (déplacement le long de la courbe de Beveridge en bas à droite, flèche rouge du graphique 5).

Entre le 2e trimestre 2020 et le 2e trimestre 2021, la France revient exactement à la situation d’avant crise, fin 2019. Le chômage augmenté du halo se replie jusqu’au 1er trimestre 2021, et cette baisse est suivie de l’augmentation des tensions de recrutement (graphique 4 ; flèche verte du graphique 5).

De 2003 à 2015, les déplacements se font à peu près le long de la même courbe (graphique 6). Les phases d’expansion (2006/2007, 2010/2011) se traduisent par une hausse des difficultés de recrutement et une baisse du chômage, tandis que les phases de contraction (2008-2009, 2012-2013) ont des effets inverses. Toutefois, à partir de 2015, les difficultés de recrutement augmentent plus nettement, alors que la baisse du chômage est plus modérée, entraînant un déplacement de la courbe vers l’extérieur. Fin 2019, les difficultés de recrutement sont à un niveau inédit, alors que le taux de chômage est à peu près équivalent à celui des années 2005 ou 2011.

Graphique 5 - Courbe de Beveridge avec difficultés de recrutement et chômage étendu au "halo" (2019T1-2021T2)

Graphique 6 - Courbe de Beveridge avec difficultés de recrutement et chômage étendu au "halo" avant la crise Covid (2003T2-2019T4)

Ainsi, de 2015 à 2019, la France se caractérise par un déplacement de la courbe vers l’extérieur, signalant une dégradation de la qualité de l’appariement sur le marché du travail. Cette dégradation est spécifique à la France et dans une moindre mesure à l’Espagne et à l’Italie. Elle est nettement plus limitée au Royaume-Uni et en Allemagne.

La hausse des tensions entre 2015 et 2019 provient en partie d’un défaut d’attractivité dans une trentaine de métiers

Les difficultés de recrutement peuvent être reliées à différents facteurs :

  • L’offre de travail peut s’avérer inférieure à la demande de travail, en particulier lorsque les revenus de remplacement (chômage et minima sociaux) sont trop peu incitatifs à la reprise d’emploi relativement aux salaires versés par les entreprises. En France, la prime d’activité (PA) et les dispositifs d’activité réduite visent à limiter ces effets désincitatifs, et l’augmentation récente du bonus individuel de la PA poursuit cette démarche.
  • Les contraintes géographiques : la mobilité limitée des travailleurs peut impliquer l’existence de déséquilibres locaux du marché du travail.
  • Les compétences (skill mismatch) : un nombre trop limité de personnes formées aux métiers qui recrutent conduit à une pénurie de main-d’œuvre.
  • Le défaut d’attractivité : les métiers dans lesquels les conditions de travail ou de salaire sont trop dégradées ne trouvent pas suffisamment de candidats.
  • L’intensité des embauches : lorsque les employeurs renouvellent fortement leur main-d’œuvre du fait d’un turn-over élevé ou de la démographie de leurs effectifs, il y a mécaniquement plus d’offre même s’il n’y a pas forcément plus d’effectifs en emploi au total. Les entreprises se retrouvent en concurrence entre elles car elles cherchent à recruter les mêmes demandeurs d’emploi et cela provoque des tensions.

En France, le dernier facteur a fortement joué à partir du mois de mai 2021, avec la réouverture de pans entiers de l’économie. Après plusieurs mois de gel des embauches, les entreprises ont cherché à recruter en même temps un grand nombre de personnes, alors que les demandeurs d’emploi n’ont que progressivement repris leur recherche puisqu’ils se trouvaient sur un marché très dégradé quelques semaines plus tôt. Dans les enquêtes de la Dares et de l’Insee, les difficultés de recrutement ont bondi, alors que les embauches atteignaient des niveaux historiques en mai et juin. Cet effet devrait toutefois progressivement s’atténuer. Dès juillet, les demandeurs d’emploi ont repris leur recherche.

Cependant, pour expliquer les tensions de recrutement actuelles, il est nécessaire d’analyser finement le marché du travail pour chaque métier et dans chaque territoire. C’est ce que permettent les indicateurs de tension publiés par la Dares et Pôle emploi depuis fin 2020, à un niveau fin de la nomenclature (186 métiers du secteur privé) et par département.

Cette grille d’analyse montre qu’entre 2015 et 2019, la hausse des tensions au niveau macroéconomique s’accompagne d’un accroissement du nombre de métiers concernés. En 2019, 6 métiers sur 10 sont en forte tension de recrutement, alors que seul 1 sur 4 l’était en 2015.  Les indicateurs publiés permettent de détailler l’origine de ces tensions (annexe B) :

  • Dans un tiers des cas, les tensions surviennent principalement par absence de main-d’œuvre formée. Il s’agit des situations de skill mismatch évoquées plus haut. Les demandeurs d’emploi n’ont pas les compétences requises pour exercer des métiers qui sont pourtant attractifs du point de vue des conditions de travail. Cela concerne beaucoup de métiers pointus de l’industrie (techniciens de la mécanique ou de l’électricité par exemple), du bâtiment (plombiers, charpentiers) et la quasi-totalité des métiers d’ingénieurs dans l’industrie, le bâtiment ou l’informatique.
  • Dans un quart des cas, les tensions proviennent plutôt de conditions de travail révélant un problème d’attractivité. Se situent notamment dans cette catégorie les aides à domicile, les conducteurs routiers, les ouvriers non qualifiés de l’industrie (agroalimentaire, bois, métal, etc.), ou certains ouvriers qualifiés de l’industrie et du bâtiment ainsi que les serveurs.
  • Dans un cas sur cinq, les conditions de travail et le besoin de formation semblent tous deux contribuer aux tensions. Sont concernés la plupart des métiers de bouche (cuisiniers, bouchers, boulangers) mais également les aides-soignantes.
  • Pour les autres métiers, l’origine des tensions est plus diverse. Par exemple, l’inadéquation géographique apparaît particulièrement forte pour les assistantes maternelles.

En 2015, une majorité des métiers du premier et du troisième groupe étaient déjà en tension : le déficit de formation dans ces métiers n’est pas nouveau. En revanche, presque aucun métier du deuxième groupe, présentant un problème d’attractivité, ne l’était.

Même si les effets liés à la conjoncture peuvent bien évidemment jouer sur cette période 2015-2019, il semblerait que la forte poussée des tensions et l’apparition d’un désalignement inhabituel entre difficultés de recrutement et chômage en France sur ces cinq ans résultent moins d’un problème de formation, déjà existant, que d’un problème d’attractivité dans une trentaine de métiers (27). Si les actions d’amélioration de la formation (initiale comme continue) sont nécessaires pour résoudre les problèmes structurels de compétences, l’apaisement des difficultés de recrutement (et la baisse du chômage) pourrait donc aussi passer par l’amélioration des conditions de travail et/ou la revalorisation des salaires dans certains métiers.

Difficultés de recrutement dans l'industrie

 

Difficultés de recrutement dans les services (a)

 

Difficultés de recrutement dans les services (b)

 

Les métiers sont classés selon leur niveau de tension (indicateur discret de 1 à 5) et les indicateurs d’éclairage relatifs au lien formation-emploi et aux conditions de travail :

  • 119 métiers sur 186, représentant 60 % de l’emploi du champ étudié, sont en tension en 2019 (indicateurs de tension 4 ou 5). Seulement 50 métiers étaient en tension en 2015.

Parmi les métiers en tension on définit trois groupes :

  • le premier groupe est constitué des métiers à fort lien formation-emploi (indicateur 4 ou 5) présentant de bonnes conditions de travail (indicateur 1 à 3) : cette catégorie regroupe 39 métiers en 2019 contre 24 en 2015 ;
  • le deuxième groupe est constitué des métiers à conditions de travail difficiles (indicateur 4 ou 5) présentant un lien formation-emploi au plus égal à 4 : cette catégorie regroupe 32 métiers en 2019 contre 5 en 2015 ;
  • le troisième groupe regroupe des métiers à conditions de travail difficiles (indicateur 4 ou 5) et à très fort lien formation-emploi (indicateur 5) : cette catégorie regroupe 21 métiers en 2019 contre 12 en 2015.