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La France vit-elle une "Grande démission" ?

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Un taux de démission élevé mais pas inédit. Quel serait l’impact de l’introduction des ruptures conventionnelles sur ce taux de démission depuis 2008 ?

Fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut, avec près de 520 000 démissions par trimestre, dont 470 000 démissions de CDI. Le record précédent datait du 1er trimestre 2008, avec 510 000 démissions dont 400 000 pour les seuls CDI (graphique 1). Le risque d’une « grande démission » est désormais évoqué en France, faisant référence à une expression décrivant la situation du marché du travail américain courant 2021 : suite aux premières vagues de la crise du Covid, le nombre de travailleurs quittant volontairement leur poste a nettement augmenté aux États-Unis, que ce soit pour changer de travail, chercher un autre emploi ou se retirer de la population active.

Graphique 1 - Nombre de démissions et de démissions de CDI par trimestre en France

Le taux de démission est élevé mais pas inédit

Afin de tenir compte des fluctuations de l’emploi, le nombre de démissions peut être rapporté à celui des salariés. Le taux de démission ainsi obtenu atteint 2,7 % en France au 1er trimestre 2022 (graphique 2). Il est au plus haut depuis la crise financière de 2008-2009, mais reste en deçà des niveaux qu’il avait atteint juste avant, début 2008 (2,9 %). Sur les seules entreprises de 50 salariés ou plus, le taux de démission est actuellement parmi les plus élevés depuis 1993 : avec 2,1 %, il est toutefois inférieur à celui observé au début des années 2000 (2,3 % au 1er trimestre 2001).

Graphique 2 - Taux de démission en France, par taille d’entreprise

Aux États-Unis, le taux de démission est également important fin 2021, sans pour autant être inédit. Il s’élève à 3,0 % au mois de décembre (graphique 3), son plus haut niveau depuis l’an 2000. Mais dans l’industrie manufacturière, le taux de démission est actuellement similaire à celui atteint au début des années 1950, ainsi que dans les années 1960 et 1970.

Graphique 3 - Taux de démission aux États-Unis

Le taux de démission est un indicateur cyclique. Il est bas durant les crises et il augmente en période de reprise, d’autant plus fortement que l’embellie conjoncturelle est rapide1. Durant les phases d’expansion économique, de nouvelles opportunités d’emploi apparaissent, incitant à démissionner plus souvent.

Dans le contexte actuel, la hausse du taux de démission apparaît donc comme normale, en lien avec la reprise suite à la crise du Covid-19. Elle n’est pas associée à un nombre inhabituel de retraits du marché du travail. Des indicateurs complémentaires sont d’ailleurs rassurants de ce point de vue : en particulier, le taux d’emploi est lui aussi plus élevé qu’avant crise et continue de progresser pour toutes les tranches d’âge fin 2021 et début 2022, en dépit de la nette augmentation du taux de démission (graphique 4). Une partie de la hausse récente du taux d’emploi provient des indépendants et des alternants. En les excluant, au premier trimestre 2022, le taux d’emploi dépasse néanmoins légèrement son niveau d’avant crise.

Graphique 4 - Taux d’emploi des 15-64 ans en France

Le haut niveau du taux de démission est à mettre en regard avec les difficultés de recrutement

Le niveau élevé des démissions est à relativiser, au vu des tensions actuelles sur le marché du travail. Les difficultés de recrutement sont à des niveaux inégalés dans l’industrie manufacturière et les services, et au plus haut depuis 2008 dans le bâtiment (graphique 5). Cette situation créée des opportunités pour les salariés déjà en poste et est susceptible en retour de conduire à des démissions plus nombreuses.

Dans le cas des États-Unis et du Royaume-Uni, le nombre important de démissions serait plutôt le symptôme des tensions de recrutement que leur cause : il refléterait des comportements de « débauchage » de la main-d’œuvre entre entreprises, dans un contexte de forte demande de travail et d’offre limitée. Cette interprétation est notamment confirmée par les trajectoires des démissionnaires, qui correspondent le plus souvent à un changement d’employeur sur un même type de poste (à qualifications égales) et dans le même secteur2. En France, selon les premières analyses de la Dares à partir de la déclaration sociale nominative, les retours à l’emploi des démissionnaires semblent rapides malgré le niveau élevé des démissions : environ 8 démissionnaires de CDI sur 10 au second semestre 2021 sont en emploi dans les 6 mois qui suivent et cette proportion est stable par rapport à l’avant-crise sanitaire. 

Graphique 5 : Proportion d’entreprises déclarant éprouver des difficultés de recrutement en France, par secteur d’activité

Une situation favorable aux salariés qui pourrait mener à une augmentation des salaires

Actuellement, le nombre de démissions est donc haut sans être inédit, ni inattendu compte tenu du contexte économique. Il reflète le dynamisme du marché du travail, et une situation dans laquelle le pouvoir de négociation se modifie en faveur des salariés. Dans un contexte de difficultés de recrutement toujours élevées, les salaires d’embauche sont susceptibles d’augmenter, en particulier pour les personnes nouvellement démissionnaires. Outre cet effet potentiel sur les salaires, les enquêtes Acemo-Covid montrent que, début 2022, certaines entreprises réalisent des concessions sur les conditions ou l’organisation du travail (télétravail) ou sur la forme des contrats d’embauche pour conserver ou attirer des salariés3.

Depuis 2008, les salariés en CDI ont la possibilité de rompre leur contrat d’un commun accord avec leur employeur, en sollicitant une rupture conventionnelle. L’introduction de cette nouvelle modalité de fin de contrat a plusieurs effets : une partie des ruptures conventionnelles seraient plutôt à l’initiative de l’employeur et se sont probablement substituées à des licenciements ; une autre partie n’auraient pas eu lieu sans ce dispositif ; enfin, on estime que trois quarts des ruptures conventionnelles se seraient substituées à des démissions, au moins au début du dispositif4

Pour tenir compte de l’introduction de cette nouvelle modalité de rupture de contrat, le taux de démission est ici augmenté de 75 % des ruptures conventionnelles (graphique A). Cet ajout n’infirme pas le diagnostic global : le taux de démission (hors ou y compris ruptures conventionnelles qui se seraient substituées à des démissions) est élevé mais reste d’un ordre de grandeur comparable à celui observé en 2001 ou en 2008.

Graphique A - Taux de démission en France métropolitaine, par taille d’entreprise, avec ou sans inclusion des ruptures conventionnelles

 

Pour aller plus loin :

1. Hobijn, B. (2022). “Great Resignations” Are Common During Fast Recoveries. FRBSF Economic Letter, 2022(08), 1-06.
2. Carrillo-Tudela, C. , Clymo, A. & Zentler-Munro, D. The truth about the 'great resignation' – who changed jobs, where they went and why (theconversation.com), 28/03/2022
3. Barry, V. (2022), Les embauches continuent de progresser au 1er trimestre 2022, Dares Indicateurs n°31
4. Milin, K (2018), CDD, CDI : comment évoluent les embauches et les ruptures depuis 25 ans ?, Dares indicateurs n°26

Le résumé, en vidéo